Lettres d'Arthur Rimbaud à Paul Demeny

Paul Demeny (1844-1918)

Note laissée à Paul Demeny, 26 septembre 1870.

Je viens pour vous dire adieu,
je ne vous trouve pas chez vous.

Je ne sais si je pourrai revenir ; Je
pars demain, dès le matin, pour Charleville,
- j'ai un sauf conduit. - Je regrette infiniment
de ne pas pouvoir vous dire adieu, à vous.

Je vous serre la main le plus violemment
qu'il m'est possible. - Bonne espérance -
Je vous écrirai - vous m'écrirez ? pas ?

Arthur Rimbaud.

 
Lettre à Paul Demeny, 17 Avril 1871.

Charleville, 17 Avril 1871.

spaceVotre lettre est arrivée hier 16. Je vous remercie.

space- Quant à ce que je vous demandais, étais-je sot ! Ne sachant rien de ce qu'il faut savoir, résolu à ne faire rien de ce qu'il faut faire, je suis condamné, dès toujours, pour jamais. Vive aujourd'hui, vive demain ! Depuis le 12, je dépouille la correspondance au Progrès des Ardennes : aujourd'hui, il est vrai, le journal est suspendu. Mais j'ai apaisé la bouche d'ombre pour un temps.

spaceOui, vous êtes heureux, vous. Je vous dis cela, - et qu'il est des misérables qui, femme ou idée, ne trouveront pas la Sœur de charité.

spacePour le reste, pour aujourd'hui, je vous conseillerais bien de vous pénétrer de ces versets d'Ecclésiaste, cap. II-12, aussi sapients que romantiques : "Celui-là aurait sept replis de folie en l'âme, qui, ayant pendu ses habits au soleil, geindrait à l'heure de la pluie", mais foin de la sapience et de 1830 : causons Paris.

spaceJ'ai vu quelques nouveautés chez Lemerre : deux poèmes de Leconte de Lisle, Le Sacre de Paris, Le Soir d'une bataille. - De F. Coppée : Lettre d'un Mobile breton. - Mendès : Colère d'un Franc tireur. - A. Theuriet : L'Invasion. A. Lacaussade : Vae victoribus. - Des poèmes de Félix Franck, d'Emile Bergerat. - Un Siège de Paris, fort volume, de Claretie.

spaceJ'ai lu là-bas Le Fer rouge, nouveaux châtiments, de Glatigny, dédié à Vacquerie ; - en vente chez Lacroix, Paris et Bruxelles, probablement.

spaceA la Librairie Artistique, - je cherchais l'adresse de Vermersch, - on m'a demandé de vos nouvelles. Je vous savais alors à Abbeville. Que chaque libraire ait son Sidge, son Journal de Siège, - Le Siège de Sarcey en est à sa 14e éd ; - que j'aie vu des ruissellements fastidieux de photographies et de dessins relatifs au Siège, vous ne douterez jamais. On s'arrêtait aux gravures de A. Marie, Les Vengeurs, Les Faucheurs de la Mort ; surtout aux dessins comiques de Draner et de Faustin. - Pour les théâtres, abomination de la désolation. - Les choses du jour étaient Le Mot d'ordre et les fantaisies, admirables, de Vallès et de Vermersch au Cri du Peuple.

spaceTelle était la littérature, - du 25 Février au 10 Mars. - Du reste, je ne vous apprends peut-être rien de nouveau.

spaceEn ce cas, tendons le front aux lances des averses, l'âme à la sapience antique.

spaceEt que la littérature belge nous emporte sous son aisselle. Au revoir,

A. Rimbaud

 
Lettre à Paul Demeny, 10 juin 1871.

Charleville, 10 juin 1871.

A M.P. Demeny

Les Poètes de sept ans

Et la Mère, fermant le livre du devoir,
etc..........................................

A. R.
26 mai 1871

Les Pauvres à l'église

Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d'église
etc..........................................

A. Rimbaud.
1871.

spaceVoici, - ne vous fâchez pas, - un motif à dessins drôles : c'est une antithèse aux douces vignettes pérennelles où batifolent les cupidons, où s'essorent les coeurs panachés de flammes, fleurs vertes, oiseaux mouillés, promontoires de Leucade, etc... - Ces triolets, eux aussi, au reste, iront
Où les vignettes pérennelles,
Où les doux vers.
Voici : - ne vous fâchez pas -

Le Coeur du pitre

Mon triste coeur bave à la poupe,
Mon coeur est plein de caporal :
Ils y lancent des jets de soupe
Mon triste coeur bave à la poupe :
Sous les quolibets de la troupe
Qui pousse un rire général,
Mon triste coeur bave à la poupe
Mon coeur est plein de caporal !

Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé !
A la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques.
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon coeur, qu'il soit sauvé :
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé !

Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô coeur volé ?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques :
J'aurai des sursauts stomachiques
Si mon coeur triste est ravalé :
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô coeur volé ?

A. R.
Juin 1871

spaceVoilà ce que je fais.
spaceJ'ai trois prières à vous adresser
spacebrûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai : ayez la bonté de m'envoyer, s'il vous est possible et s'il vous plaît, un exemplaire de vos Glaneuses, que je voudrais relire et qu'il m'est impossible d'acheter, ma mère ne m'ayant gratifié d'aucun rond de bronze depuis six mois, - pitié ! enfin, veuillez bien me répondre, quoi que ce soit, pour cet envoi et pour le précédent.
spaceJe vous souhaite un bon jour, ce qui est bien bon.
spaceEcrivez à : M. Deverrière, 95, sous les Allées, pour

A. Rimbaud.

 
Lettre à Paul Demeny, 28 août 1871.

Charleville (Ardennes), août 1871.

spaceMonsieur,

spaceVous me faites recommencer ma prière : soit. Voici la complainte complète. Je cherche des paroles calmes : mais ma science de l'art n'est pas bien profonde. Enfin, voici :
Situation du prévenu : j'ai quitté depuis plus d'un an la vie ordinaire, pour ce que vous savez. Enfermé sans cesse dans cette inqualifiable contrée ardennaise, ne fréquentant pas un homme, recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux, ne répondant que par le silence aux questions, aux apostrophes grossières et méchantes, me montrant digne dans ma position extra-légale, j'ai fini par provoquer d'atroces résolutions d'une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb.

spaceElle a voulu m'imposer le travail, - perpétuel, à Charleville (Ardennes) ! Une place pour tel jour, disait-elle, ou la porte. Je refusais cette vie ; sans donner mes raisons : c'eût été pitoyable.

spaceJusqu'aujourd'hui, j'ai pu tourner ces échéances. Elle, en est venue à ceci : souhaiter sans cesse mon départ inconsidéré, ma fuite ! Indigent, inexpérimenté, je finirais par entrer aux établissements de correction. Et, dès ce moment, silence sur moi ! Voilà le mouchoir de dégoût qu'on m'a enfoncé dans la bouche. C'est bien simple.

spaceJe ne demande rien, je demande un renseignement. Je veux travailler libre : mais à Paris, que j'aime. Tenez : je suis un piéton, rien de plus ; j'arrive dans la ville immense sans aucune ressource matérielle : mais vous m'avez dit : Celui qui désire être ouvrier à quinze sous par jour s'adresse là, fait cela, vit comme cela. Je m'adresse là, je fais cela, je vis comme cela. Je vous ai prié d'indiquer des occupations peu absorbantes, parce que la pensée réclame de larges tranches de temps. Absolvant le poète, ces balançoires matérielles se font aimer. Je suis à Paris : il me faut une économie positive ! Vous ne trouvez pas cela sincère ? Moi ça me semble si étrange, qu'il me faille vous protester de mon sérieux !

spaceJ'avais eu l'idée ci-dessus: la seule qui me parût raisonnable : je vous la rends sous d'autres termes. J'ai bonne volonté, je fais ce que je puis, je parle aussi compréhensiblement qu'un malheureux ! Pourquoi tancer l'enfant qui, non doué de principes zoologiques, désirerait un oiseau à cinq ailes ? On le ferait croire aux oiseaux à six queues, ou à trois becs ! On lui prêterait un Buffon des familles : ça le déleurre.

spaceDonc, ignorant de quoi vous pourriez m'écrire, je coupe les explications et continue à me fier à vos expériences, à votre obligeance que j'ai bien bénie, en recevant votre lettre, et je vous engage un peu à partir de mes idées, - s'il vous plaît... Recevriez-vous sans trop d'ennui des échantillons de mon travail ?

A. Rimbaud.

 

- 2 autres versions du poème existent : Le Coeur Volé, texte de la copie de Verlaine (mai 1871) et celle envoyée à Izambard le 13 mai 1871 (lettre dite du Voyant).
- Les lettres de Rimbaud sont extraites du cahier n° 4 : "Rimbaud: les lettres manuscrites, commentaires, transcriptions et cheminements des manuscrits" par Claude Jeancolas et de "Rimbaud, Oeuvres complètes" classiques Modernes la Pochothèque.



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