Poesies
Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -

A. Rimbaud

Voici le poème le plus célèbre de Rimbaud qui a suscité de nombreuses interprétations sans qu'aucune soit réellement satisfaisante. Il en donnera l'autographe à E. Blemont, futur directeur de "la Renaissance littéraire et artistique" qui le laissera à la Maison de la Poésie. Il existe une copie faite par Verlaine, avec quelques variantes et le titre : Les voyelles (Bibliothèque Nationale, ancienne collection Barthou).
Première publication dans Lutèce, 5 octobre 1883.

Ici, le poète joue avec les mots, les lettres, les couleurs et les sons (bombinent, rire, colère, vibrements, strideurs) en un tableau très coloré déjà précurseur des Illuminations. Les voyelles deviennent des objets avec lesquels on peut s'amuser et qui portent en elles leurs propres réalités, sens et couleurs (naissances latentes). Les couleurs ont une valeur symbolique. Pour le noir, la cruauté, la nuit (puanteur cruelle, golfes d'ombre) ; pour le blanc, la fierté, la pureté, la légèreté ; pour le rouge, le sang, les lèvres, la colère, les excès ; pour le vert, la sérenité et la paix ; pour le bleu, évocation religieuse des cieux (suprême clairon, anges). Et il passe au violet pour l'évocation des yeux de La Femme. Peut-être une allusion à la jeune personne qui l'aurait accompagné à Paris en février 1871, d'après ses amis.
Un point de départ à l'idée du poème, un abécédaire qu'il a du avoir entre les mains, comme tout enfant, quand il apprenait à lire. A chaque lettre correspondait une couleur et un certain nombre de mots : A noire, pour Abeille, Araignée, Astre, Arc-en-Ciel. E était jaune pour Emir, Etendard, Esclave, Enclume. I rouge pour Indienne, Injure, Inquisition, Institut. O azur pour Oliphant, Onagre, Ordonnance, Ours. U vert pour Ure, Uniforme, Urne, Uranie et Y orange pour Yeux, Yole, Yeuse, Yatagan.

Delahaye rapporte dans ses souvenirs cette déclaration de Rimbaud :"J'ai cru voir, parfois j'ai cru sentir de cette façon, et je le dis, je le raconte, parce que je trouve cela aussi intéressant qu'autre chose". Et Verlaine dit : "Moi qui ait connu Rimbaud, je sais qu'il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça, mais c'est tout." (Propos rapportés par Pierre Louÿs). Source : Classiques Garnier, édition 1971 Suzanne Bernard et André Guyaux.

Une autre interprétation, tirée de la biographie de Rimbaud par Pierre Petitfils, et certainement la plus vraisemblable :
Le sonnet est le reflet de l'enseignement musical d'Ernest Cabaner : le chromatisme musical ou audition colorée. Il apprenait le piano à Rimbaud, à l'hôtel des Etrangers, lieu de réunion du Cercle Zutique. Cabaner était le barman et Rimbaud a été son assistant au club pendant quelques mois, ce qui lui permettait de dormir sur place. Musicien bohème arrivé à Paris en 1850, Cabaner fréquentait de nombreux peintres dont Cézanne. Il coloriait les notes et leur attribuait le son d'une voyelle. La méthode avait déjà été imaginée pour les débutants par le Père Castel, au XVIIème siècle. Elle ne pouvait qu'intéresser Arthur, à la recherche d'une langue complète et universelle, résumant tout, "parfums, sons, couleurs", telle que décrite dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.

Cabaner a d'ailleurs dédié son Sonnet des Sept Nombres à son élève "Rimbald" :


Nombres des gammes, points rayonnants de l'anneau
Hiérarchique, - 1 2, 3 4 5, 6 7 -
Sons, voyelles, couleurs vous répondent car c'est
Vous qui les ordonnez pour les fêtes du Beau.

La OU cinabre, Si EU orangé, DO, O
Jaune, Ré A vert, Mi E bleu, Fa I violet,
Sol U carmin - Ainsi mystérieux effet
De la nature, vous répond un triple écho,

Nombres des gammes ! Et la chair, faible, en des drames
De rires et de pleurs se délecte. - O L'Enfer,
L'Aurore ! La Clarté, La Verdure, L'Ether !

La Résignation du deuil, repos des âmes,
Et La Passion, monstre aux étreintes de fer,
Qui nous reprend ! - Tout est par vous, Nombres des gammes !

- Lire les explications et l'interprétation de Michel Carrandie
- Pistes pour la lecture de "Voyelles" par Cslcko.
- Ducoffre David, Lectures intertextuelles de "Voyelles". Conférences du 18 novembre 2010 au Procope, Paris.
- Gaubert, Ernest, Notes et Documents littéraires. Sur le sonnet des Voyelles, de Rimbaud. Mercure de France, 1er janvier 1935, pages 180-189.
- Gaubert, Ernest, Une explication nouvelle du Sonnet des Voyelles d'Arthur Rimbaud. Mercure de France, novembre 1904, pages 551-553.

Écouter le poème

- Voyelles, dit par Véronique Janty (Source : LivresAudio.net)

English version

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