Leo Ferré
Maudits soient-ils

spaceIls sont maudits, Rimbe et Lélian, indéclinables, invariables, seuls. Ils sont maudits sur les portants des rues idiotes qui n'ont que faire de ces denrées hautement spirituelles et d'une singulière matière, sur les cimaises de la littérature qui se pense, dans les prétoires de l'explication de texte où l'on explique à leur endroit des sottises qui se voilent la face quand elles sortent de la faculté. Cette malédiction est de leur ressort, c'est leur territoire. Ils ont inventé une nouvelle façon de dépoétiser la poétique admise, idolâtrée, consommée, polluée.

Ce couple minéral est celui d'une fraternité retrouvée. Ce couple multiplié dans l'ordonnancement des liturgies crépusculaires, ce couple tragique et non reconnu par les lois de la nature ni par celles de la société, a marché malgré cette exclusive, sur les dalles boueuses d'un enfer littéraire. Le circuit fut court : une course à l'absinthe, et la négation du JE qui est un autre. Dans le JE nié il y a tout Rimbaud et dans la lampée verte de Verlaine, Saturne veille. La malédiction à ce point suscitée, contrôlée, cela finit par fabriquer l'Art. C'est le verbe cassé, pilé, repris ; c'est la parole recueillie moribonde au détour d'un cliché et revêtue, nourrie, libre à nouveau de faire longtemps rêver les déclassés, les marginaux, d'autres maudits, enfin.

Ils étaient les deux fils d'une littérature sauvage, les parias d'une lande à moutons tondus par un Second Empire, dans une Commune où il n'était même pas possible de mourir tellement d'autres s'y employaient contre toute espérance. Alors, à cheval sur des mètres de circonstance, ils se sont aimés, horriblement. Dans la malédiction l'horrible est roi. Dans la malédiction construite, organisée par ces deux oiseaux de haute poésie, l'horrible était le mot-clé du nouveau code, des nouvelles formules d'esthétique, de la nouvelle procédure enfin qui permit l'adultère réinventé par Verlaine telle une tragédie antique. Tant de solennité lente et mesurée, employée à quitter, à reprendre, à battre Mathilde, tant de soumissions, de rémissions, de démissions (curieuses assonances femelles) sous le règne d'un archange païen que la "rivolvita" bruxelloise réveillera de son outre-vie, tant d'ambiguïté, tant de sortilèges vains d'un folklore épelé à travers la robe-brume Tamise, tant de divinité salie au contact des douanes, tant de tout cela pour si peu de bonheur. Tant de sagesse apprise à Mons pour un chapelet "aux pinces" dans l'ultime migration de Stuttgart. Pauvres pélicans, vous deux, becs cachés dans vos chagrins devenus vieux. Va-t-en Rimbaud vendre des armes, va-t-en Verlaine, bâton battant sous la lumière verte. Nous ne sommes pas de chez vous, nous sommes de la Démocratie et de la Sécurité.

Vos paroles perdues, vos paroles privées, qui sait le coin de chambre émerveillé qui s'en souvient, dans les rideaux cassés sous les lampes de gaz, rue Campagne Première, dans l'aire grise d'un ciel copain qui happa vos syllabes, vos paroles chuchotées, mi-voix grandies, de ces voix qui ne chantent guère plus à la Sorbonne.

Ils se sont aimés ? Voire... Ils se sont parlés, écrits, dictés.

Nomades camarades, sur ces routes du Nord, il traîne encore un peu de vos pas de vieille soupe de Belgique, juste après la frontière.

O la fatigue de Verlaine, passant pas loin de Valéry, au Luxembourg, frappant le sol de ses pélerinades...et Valéry qui se serait sali en allant lui baiser sa lèpre verte.

O la fatigue de Rimbaud à Marseille, chère Isabelle... et cette jambe à mouches vertes qui se souvient des Birds in the night.

Ils étaient les parents d'un certain chic des Lettres. Ils ne le savaient pas; aujourd'hui Genêt le sait. Ils étaient le sordide somptueux que l'on écoute aux portes closes, un sordide qui prend de l'esthétique avec les ans, une esthétique que le juge de Bruxelles doit régurgiter, tout allongé qu'il soit sous ses arpents de terre glaise, dans cette mort qui meurt tout, jusqu'aux paroles de cristal, cette mort qui tout mourra, je le sais "compagnons d'enfer" priez pour moi.

Maudits soient-ils !

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Album "Leo Ferré chante Verlaine et Rimbaud". 1991 (Réédition).



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