Paul Verlaine : Les Poètes Maudits
Arthur Rimbaud

Les poètes maudits, Paul Verlaine

Texte intégral
Première édition publiée 1884

spaceNous avons eu l'honneur de connaître M. Arthur Rimbaud. Aujourd'hui des choses nous séparent de lui sans que, bien entendu, notre très profonde admiration ait jamais manqué à son génie.

A l'époque relativement lointaine de notre intimité, M. Arthur Rimbaud était un enfant de seize à dix-sept ans, déjà nanti de tout le bagage poétique qu'il faudrait que le vrai public connût et que nous essaierons d'analyser en citant le plus que nous pourrons.

L'homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d'ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d'un bleu pâle inquiétant. Ardennais, il possédait, en plus d'un joli accent de terroir trop vite perdu, le don d'assimilation prompte propre aux gens de ce pays là, - ce qui peut expliquer le rapide dessèchement, sous le soleil bête de Paris, de sa veine, pour parler comme nos pères dont le langage direct et correct n'avait pas toujours tort, en fin de compte !

Nous nous occuperons d'abord de la première partie de l'oeuvre de M. Arthur Rimbaud, oeuvre de sa toute jeune adolescence, - gourme sublime, miraculeuse puberté ; - pour ensuite examiner les diverses évolutions de cet esprit impétueux, jusqu'à sa fin littéraire.

Ici une parenthèse, et si ces lignes tombent d'aventure sous ses yeux, que M. Arthur Rimbaud sache bien que nous ne jugeons pas les mobiles des hommes et soit assuré de notre complète approbation (de notre tristesse noire, aussi) en face de son abandon de la poésie, pourvu, comme nous n'en doutons pas, que cet abandon soit, pour lui, logique, honnête et nécessaire.

L'oeuvre de M. Rimbaud, remontant à la période de son extrême jeunesse, c'est-à-dire à 1869, 70, 71, est assez abondante et formerait un volume respectable. Elle se compose de poèmes généralement courts, de sonnets, triolets, pièces en strophes de quatre, cinq et de six vers. Le poète n'emploie jamais la rime plate. Son vers solidement campé, use rarement d'artifices. Peu de césures libertines, moins encore de rejets. Les choix des mots est toujours exquis, quelquefois pédant à dessein. La langue est nette et reste claire quand l'idée se fonce ou que le sens s'obscurcit. Rimes très honorables.

Nous ne saurions mieux justifier ce que nous disons là qu'en vous présentant le sonnet des

La Muse (tant pis ! vivent nos pères !), la Muse, disons-nous, de M. Arthur Rimbaud prend tous les tons, pince toutes les cordes de la harpe, gratte toutes celles de la guitare et caresse le rebec d'un archet agile s'il en fut.

Goguenard et pince-sans-rire, M. Arthur Rimbaud l'est, quand cela lui convient, au premier chef, tout en demeurant le grand poète que Dieu l' a fait.

A preuve l'Oraison du soir, et ces Assis à se mettre à genoux devant !

Les Assis ont une petite histoire qu'il faudrait peut-être rapporter pour qu'on les comprît bien.

M. Arthur Rimbaud qui faisait alors sa seconde en qualité d'externe au lycée de ***, se livrait aux écoles buisonnières les plus énormes et quand il se sentait - enfin ! fatigué d'arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y demandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité, danse au bout de notre plume, mais qu'importe ce nom d'un bonhomme en ce travail malédictin ? L'excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui d'ailleurs connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que le birbe, finit par "s'irriter", d'où le chef d'oeuvre en question.

Nous avons tenu à tout donner de ce poème savamment et froidement outré, jusqu'au dernier vers si logique et d'une ardiesse si heureuse. Le lecteur peut ainsi se rendre compte de la puissance d'ironie, de la verve terrible du poète, dont il nous reste à considérer les dons plus élevés, dons suprêmes, magnifique témoignage de l'Intelligence, preuve fière et française, bien française, insistons-y par ces jours de lâche internationalisme, d'une supériorité naturelle et mystique de race et de caste, affirmation sans conteste possible de cette immortelle royauté de l'Esprit, de l'Ame et du Coeur humains :

La Grâce et la Force, et la grande Rhétorique niée par nos intéressants, nos subtils, nos pittoresques, mais étroits et plus qu'étroits, étriqués, Naturalistes de 1883 !

La Force, nous en avons eu un spécimen dans les quelques pièces insérées ci-dessus, mais encore y est-elle à ce point revêtue de paradoxe et de redoutable belle humeur qu'elle n'apparaît que déguisée en quelque sorte. Nous la retrouverons dans son intégrité, toute belle et toute pure, à la fin de ce travail. Pour le moment c'est la Grâce qui nous appelle, une grâce particulière, inconnue certes jusqu'ici, où le bizarre et l'étrange salent et poivrent l'extrême douceur, la simplicité divine de la pensée et du style.

Nous ne connaissons pour notre part dans aucune littérature quelque chose d'un peu farouche et de si tendre, de gentiment caricatural et de si cordial, et de si bon, et d'un jet franc, sonore, magistral, comme

Qu'en dites-vous ? Nous, trouvant dans un autre art des analogies que d'originalité de ce "petit cuadro" nous interdit de chercher parmi tous les poètes possibles, nous dirions, c'est du Goya pire et meilleur. Goya et Murillo consultés nous donneraient raison, sachez-le bien.

Du Goya encore Les chercheuses de Poux, cette fois du Goya lumineux exaspéré, blanc sur blanc avec les effets roses et bleus et cette touche singulière jusqu'au fantastique. Mais combien supérieur toujours le poète au peintre et par l'émotion haute et par le chant des bonnes rimes !

Soyez témoins :

Les Chercheuses de Poux

Il n'y a pas jusqu'à l'irrégularité de rime de la dernière stance, il n'y a pas jusqu'à la dernière phrase restant, entre son manque de conjonction et le point final, comme suspendue et surplombante, qui n'ajoutent en légèreté d'esquisse, en tremblé de facture au charme frêle du morceau. Et le beau mouvement, le beau balancement lamartinien, n'est-ce pas ? dans ces quelques vers qui semblent se prolonger dans du rêve et de la musique ! Racinien même, oserions-nous ajouter, et pourquoi ne pas alller jusqu'à cette juste confession, virgilien ?

Bien d'autres exemples de grâce exquisement perverse ou chaste à vous ravir en extase nous tentent, mais les imites normales de ce second essai déjà long nous font une loi de passer outre à tant de délicats miracles et nous entrerons sans plus de retard dans l'empire de la Force splendide où nous convie le magicien avec son

Maintenant quel avis formuler sur les Premières Communions, poème trop long pour prendre place ici, surtout après nos excès de citations, et dont d'ailleurs nous détestons bien haut l'esprit, qui nous paraît dériver d'une rencontre malheureuse avec le Michelet de dessous les linges sales de femmes et de derrière Parny (l'autre Michelet, nul plus que nous ne l'adore), oui, quel avis émettre sur ce morceau colossal, sinon que nous en aimons la profonde ordonnance et tous les vers sans exception ? Il y en a d'ainsi :

Adonaï ! Dans les terminaisons latines
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !

Paris se repeuple, écrit au lendemain de la "Semaine sanglante", fourmille de beautés.

...............................................
Cachez les palais morts dans des niches de planches ;
L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards ;
Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches !
...............................................
Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du fauve renouveau.
...............................................

Dans cet ordre d'idées, Les Veilleurs, poème qui n'est plus, hélas ! en notre possession, et que notre mémoire ne saurait reconstituer, nous ont laissé l'impression la plus forte que jamais vers nous aient causée. C'est d'une vibration, d'une largeur, d'une tristesse sacrée ! Et d'un tel accent de sublime désolation, qu'en vérité nous osons croire que c'est ce que M. Arthur Rimbaud a écrit de plus beau, de beaucoup !

Maintes autres pièces de premier ordre nous ont ainsi passé par les mains, qu'un hasard malveillant et le tourbillon de voyages passablement accidentés nous ont fait perdre. Aussi adjurons-nous ici tous nos amis connus ou inconnus qui posséderaient Les Veilleurs, Accroupissements, Le coeur volé, Douaniers, Les mains de Jeanne-Marie, Soeurs de charité, et toutes choses signées du nom prestigieux, de bien vouloir nous les faire parvenir pour le cas probable où le présent travail dû se voir complété. Au nom de l'honneur des Lettres, nous leur réitérons notre prière. Les manuscrits seront religieusement rendus, dès copie prise, à leurs généreux propriétaires.

Il est temps de songer à terminer ceci qui a pris de telles proportions pour ces raisons excellentes :

Le nom et l'oeuvre de Corbière, ceux de Mallarmé, sont assurés pour la suite des temps ; les uns retentirons sur la lèvre des hommes, les autres dans toutes les mémoires dignes d'eux. Corbière et Mallarmé ont imprimé, - cette petite chose immense. M. Rimbaud trop dédaigneux, plus dédaigneux même que Corbière qui du moins a jeté son volume au nez du Siècle, n'a rien voulu faire paraître en fait de vers.

Une seule pièce, d'ailleurs sinon reniée ou désavouée par lui, a été insérée à son insu, et ce fut bien fait, dans la seconde année de la Renaissance, vers 1873. Cela s'appelait Les Corbeaux. Les curieux pourront se régaler de cette chose patriotique, mais patriotique bien, et que nous goutôns fort quant à nous, mais ce n'est pas encore ça. Nous sommes fier d'offrir le premier à nos contemporains intelligents bonne part de ce riche gâteau, du Rimbaud !

Eussions-nous consulté M. Rimbaud (dont nous ignorons l'adresse, aussi bien vague immensément) il nous aurait, c'est probable, déconseillé d'entreprendre ce travail pour ce qui le concerne.

Ainsi, maudit par lui-même, ce Poète Maudit ! Mais l'amitié, la dévotion littéraires que nous lui porterons toujours nous ont dicté ces lignes, nous ont fait indiscret. Tant pis pour lui ! Tant mieux, n'est-ce pas ? pour vous. Tout ne sera pas perdu du trésor oublié par ce plus qu'insouciant possesseur, et si c'est un crime que nous commettons, felix culpa, alors !

Après quelque séjour à Paris, puis diverses périgrinations plus ou moins effrayantes, M. Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très et le trop simple, n'usant plus que d'assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d'être grêle et fluet.

Elle est retrouvée
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer allée
Avec les soleils
................................

Mais le poète disparaissait. - Nous entendons parler du poète correct.

Un prosateur étonnant s'ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d'étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l'égarèrent sans savoir ce qu'elles faisaient.

Une saison en enfer, parue à Bruxelles, 1873, chez Poot et Cie, 37 rue aux Choux, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l'auteur ne l'ayant pas "lancée" du tout. Il avait bien autre chose à faire.

Il courrut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement (riche d'ailleurs, s'il l'eût voulu, de famille et de position ) après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, les Illuminations, à tout jamais perdus, nous le craignons bien.

Il disait dans sa Saison en Enfer : "Ma journée est faite. Je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront."

Tout cela est très bien et l'homme a tenu parole. L'homme en M. Rimbaud est libre, cela est trop clair et nous le lui avons concédé en commençant, avec une réserve bien légitime que nous allons accentuer pour conclure. Mais n'avons-nous pas eu raison, nous fou du poète, de le prendre, cet aigle, et de le tenir dans cette cage-ci, sous cette étiquette-ci, et ne pourrions-nous point par surcroît et surérogation (si la Littérature devait voir se consommer une telle perte) nous écrier avec Corbière, son frêre aîné, non pas son grand frère, ironiquement ? Non. Mélancoliquement ? O oui ! Furieusement ? Ah qu'oui ! - :

Elle est éteinte
Cette huile sainte.
Il est éteint
Le sacristain !


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