Lettre d'Arthur Rimbaud à Jean Aicard

Jean Aicard

Les Effarés

¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯

A monsieur Jean Aicard

¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,

A genoux, cinq petits, - misère !
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond...

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair :

Ils écoutent le bon Pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air :

Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.

Quand, pour quelque medianoche,
Plein de dorures de brioche
On sort le pain.

Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons ;

Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits plein de givre,
Qu'ils sont là, tous,

Collant leur petits museaux roses
Au treillage, et disant des choses,
Entre les trous,

Des chuchotements de prière ;
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert

Si fort, qu'ils crèvent leur culotte
Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d'hiver.

Juin 1870 - Arthur Rimbaud

5 bis Quai de la Madeleine, Charleville,
space (Ardennes)

Un ex. des Rébellions, s'il plait à l'auteur.

AR

 

- Manuscrit de l'ancienne collection Matarasso. Les lettres manuscrites de Rimbaud d'Europe, d'Afrique et d'Arabie, édition établie et commentée par Claude Jeancolas, Textuel, 1997.



Hit-Parade