Les derniers jours d'Arthur Rimbaud
Lettre d'Isabelle Rimbaud à sa mère
Marseille, mercredi 28 octobre 1891.


spaceMa chère maman,

spaceDieu soit mille fois béni ! J'ai éprouvé dimanche le plus grand bonheur que je puisse avoir en ce monde. Ce n'est plus un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c'est un juste, un saint, un martyr, un élu !

spacePendant le courant de la semaine passée, les aumôniers étaient venus le voir deux fois : il les avaient reçus, mais avec tant de lassitude et de découragement qu'ils n'avaient pas osé lui parler de la mort. Samedi soir, toutes les religieuses firent ensemble des prières pour qu'il fasse une bonne mort. Dimanche matin, après la grand-messe, il semblait plus calme et en pleine connaissance : l'un des aumôniers est revenu et lui a proposé de se confesser ; et il a bien voulu !

spaceQuand le prêtre est sorti, il m'a dit, en me regardant d'un air troublé, d'un air étrange : "Votre frère a la foi, mon enfant. Que nous disiez-vous donc ? Il a la foi, et je n'ai même jamais vu de foi de cette qualité !" Moi, je baisais la terre en pleurant et en riant. O Dieu ! quelle allégresse ! quelle allégresse, même dans la mort, même par la mort ! Que peuvent me faire la mort, la vie, et tout l'univers et tout le bonheur du monde, maintenant que son âme est sauvée ! Seigneur, adoucissez son agonie, aidez-le à porter sa croix, ayez encore pitié de lui, ayez encore pitié, vous qui êtes si bon ! oh oui, si bon. - Merci mon Dieu, merci !

spaceQuand je suis rentrée près d'Arthur, il était très ému, mais ne pleurait pas ; il était sereinement triste, comme je ne l'ai jamais vu. Il me regardait dans les yeux comme il ne m'avait jamais regardée. Il a voulu que je m'approche tout près, il m'a dit : "Tu es du même sang que moi : crois-tu, dis, crois tu ?" J'ai répondu : "Je crois ; d'autres plus savants que moi ont cru, croient ; et puis je suis sûre à présent, j'ai la preuve, cela est !" Et c'est vrai, j'ai la preuve aujourd'hui !

spaceIl m'a dit encore avec amertume : "Oui, ils disent qu'ils croient, ils font semblants d'être convertis, mais c'est pour qu'on lise ce qu'il écrivent, c'est une spéculation !" J'ai hésité, puis j'ai dit : "Oh ! non, ils gagneraient davantage d'argent en blasphémant !" Il me regardait toujours avec le ciel dans les yeux ; moi aussi. Il a tenu à m'embrasser, puis : "Nous pouvons bien avoir la même âme, puisque nous avons un même sang. Tu crois alors ?" Et j'ai répété : "Oui, je crois, il faut croire." Alors il m'a dit : "Il faut tout préparer dans la chambre, tout ranger : il va revenir avec les sacrements. Tu vas voir, on va apporter les cierges et les dentelles : il faut mettre des linges blancs partout. Je suis donc bien malade !..." Il était anxieux, mais pas désespéré comme les autres jours, et je voyais très bien qu'il désirant ardemment les sacrements, la communion surtout.

spaceDepuis, il ne blasphème plus jamais ; il appelle le Christ en croix, et il prie. Oui, il prie, lui !

spaceMais l'aumônier n'a pas pu lui donner la communion. D'abord, il a craint de l'impressionner trop. Puis, Arthur crachant beaucoup en ce moment et ne pouvant rien souffrir dans sa bouche, on a eu peur d'une profanation involontaire. Et lui, croyant qu'on l'a oublié, est devenu triste ; mais il ne s'est pas plaint.
b spaceLa mort vient à grands pas. Je t'ai dit dans ma dernière lettre, ma chère maman, que son moignon était fort gonflé. Maintenant c'est un cancer énorme entre la hanche et le ventre, juste en haut de l'os. Ce moignon, qui était si sensible, si douloureux, ne le fait presque plus souffrir. Arthur n'a pas vu cette tumeur mortelle : il s'étonne que tout le monde vienne voir ce pauvre moignon auquel il ne sent presque plus rien ; et tous les médecins (il en est déjà bien venu dix depuis que j'ai signalé ce mal terrible) restent muets et terrifiés devant ce cancer étrange.

spaceA présent, c'est sa pauvre tête et son bras gauche qui le font le plus souffrir. Mais il est le plus souvent plongé dans une léthargie qui est un sommeil apparent, pendant lequel il perçoit tous les bruits avec une netteté singulière.

spacePour la nuit, on lui fait une piqûre de morphine.
Eveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit des choses bizarres très doucement, d'une voix qui m'enchanterait si elle ne me perçait le coeur. Ce qu'il dit, ce sont des rêves, - pourtant ce n'est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. On dirait, et je crois, qu'il le fait exprès.

spaceComme il murmurait ces choses-là, la soeur m'a dit tout bas : "Il a donc perdu connaissance ?" Mais il a entendu et est devenu tout rouge ; il n'a plus rien dit, mais, la soeur partie, il m'a dit : "On me croit fou, et toi, le crois-tu ?" Non, je ne le crois pas, c'est un être immatériel presque et sa pensée s'échappe malgré lui. Quelquefois il demande aux médecins si eux voient les choses extraordinaires qu'il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions ; les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux qui n'ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : "C'est singulier." Il y a dans le cas d'Arthur quelque chose qu'ils ne comprennent pas.

spaceLes médecins, d'ailleurs, ne viennent presque plus, parce qu'il pleure souvent en leur parlant et cela les bouleverse.
Il reconnaît tout le monde. Moi, il m'appelle parfois Djami, mais je sais que c'est parce qu'il le veut, et que cela rentre dans son rêve voulu ainsi ; au reste il même tout et...avec art. Nous sommes au Harar, nous partons toujours pour Aden, et il faut chercher les chameaux, organiser la caravane ; il marche très facilement avec la nouvelle jambe articulée, nous faisons quelques tours de promenade sur de beaux mulets richement harnachés ; puis il faut travailler, tenir les écritures, faire des lettres. Vite, vite on nous attend, fermons les valises et partons. Pourquoi l'a t-on laissé dormir ? Pourquoi ne l'aidé-je pas à s'habiller ? Que dira-t-on si nous n'arrivons pas au jour dit ? On ne le croira plus sur parole, on n'aura plus confiance en lui ! Et il se met à pleurer en regrettant ma maladresse et ma négligence : car je suis toujours avec lui et c'est moi qui suis chargée de faire tous les préparatifs.

spaceIl ne prend presque plus rien en fait de nourriture, et ce qu'il prend, c'est avec une extrême répugnance. Aussi a-t-il la maigreur d'un squelette et le teint d'un cadavre ! Et tous ses pauvres membres paralysés, mutilés, morts autour de lui ! O Dieu, quelle pitié !
A propos de ta lettre et d'Arthur : ne compte pas du tout sur son argent. Après lui, et les frais mortuaires payés, voyages, etc., il faut compter que son avoir reviendra à d'autres ; je suis absolument décidée à respecter ses volontés, et quand même il n'y aurait que moi seule pour les exécuter, son argent et ses affaires iront à qui bon lui semble. Ce que j'ai fait pour lui, ce n'était pas par cupidité, c'est parce qu'il est mon frère, et que, abandonné par l'univers entier, je n'ai pas voulu le laisser mourir seul et sans secours. Je lui serai fidèle après sa mort comme avant, et ce qu'il m'aura dit de faire de son argent et de ses habits, je le ferai exactement, quand même je devrais en souffrir.

spaceQue Dieu m'assiste et toi aussi : nous avons bien besoin du secours divin.
Au revoir, ma chère maman, je t'embrasse de coeur,
ISABELLE.

 
Lettre à Monsieur le Directeur du 9 nov. 1891
Un lot........1 dent seule
Un lot...............2 dents
Un lot...............3 dents
Un lot...............4 dents
Un lot...............2 dents

spaceM. le directeur, Je viens vous demander si je n'ai rien laissé à votre compte. Je désir changer aujourd'hui de ce service ci dont je ne connais même pas le nom, mais en tous cas que ce soit le service d'Aphinar. Tous ces services sont là partout et moi impotent, malheureux je ne peux rien trouver, le premier chien dans la rue vous dire cela envoyez moi donc le prix des services d'Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé donc je désire me trouver de bonne heure a bord dites-moi à quelle heure, je dois être transporté à bord.
 
- La dernière lettre d'Arthur n'est pas de sa main. Il l'a dicté à sa soeur Isabelle la veille de sa mort. Elle est assez confuse. Il veut partir pour Suez et solder son compte. Le lendemain, à 10 heures, il était mort. - La lettre d'Isabelle Rimbaud est tirée du livre "Arthur Rimbaud: Oeuvres. Des Ardennes au Désert. Texte intégral et clés de l'oeuvre. Voir la page References.html


Hit-Parade